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mercredi 10 mai 2017

Mutisme d'une mère

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« La mère de l’enfant restait aussi silencieuse. En certaines circonstances, on lui posait une question : « À quoi tu penses ? » « À rien », répondait-elle. Et cest bien vrai. Tout est là, donc rien. Sa vie, ses intérêts, ses enfants se bornent à être là, d’une présence trop naturelle pour être sentie. Elle était infirme, pensait difficilement. Elle avait une mère rude et dominatrice qui sacrifiait tout à un amour-propre de bête susceptible et qui avait longtemps dominé lesprit faible de sa fille. Emancipée par le mariage, celle-ci est docilement revenue, son mari mort. Il était mort au champ d’honneur, comme on dit. En bonne place, on peut voir dans un cadre doré la croix de guerre et la médaille militaire. Lhôpital a encore envoyé à la veuve un petit éclat d’obus retrouvé dans les chairs. La veuve la gardé. Il y a longtemps quelle na plus de chagrin. Elle a oublié son mari, mais parle encore du père de ses enfants. Pour élever ces derniers, elle travaille et donne son argent à sa mère. Celle-ci fait l’éducation des enfants avec une cravache. Quand elle frappe trop fort, sa fille lui dit : « Ne frappe pas sur la tête. » Parce que ce sont ses enfants, elle les aime bien. Elle les aime d’un égal amour qui ne s’est jamais révélé à eux. Quelquefois, comme en ces soirs dont lui se souvenait, revenue du travail exténuant (elle fait des ménages), elle trouve la maison vide. La vieille est aux commissions, les enfants encore à l’école. Elle se tasse alors sur une chaise et, les yeux vagues, se perd dans la poursuite éperdue d’une ramure du parquet. Autour d’elle, la nuit s’épaissit dans laquelle ce mutisme est d’une irrémédiable désolation.


Albert Camus, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 2006, tome 1, pp.49-50.

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